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Qui a peur du Qatar ?

mardi 9 octobre 2012


Par Sylvie Kauffmann (Journal Le Monde)

Fascinantes coïncidences. Au moment même où Vladimir Poutine boutait hors de Russie l’Agence américaine d’aide au développement (Usaid) - dont il trouvait le budget de 50 millions de dollars (38 millions d’euros) trop orienté vers les ONG pro-démocratie -, la polémique éclatait en France sur un fonds qatari de 50 millions d’euros jugé trop orienté vers les banlieues.
Et, de l’autre côté de l’Atlantique, le maire d’une grande ville du Midwest, Toledo (Ohio), déroulant le tapis rouge à 160 investisseurs chinois, voyait déferler chez lui les deux candidats à l’élection présidentielle venus rivaliser d’attaques contre ces mêmes Chinois.

Dans l’univers rêvé de la mondialisation, chacun accueille les investissements des autres avec bonheur, dès lors qu’ils répondent aux critères du bon sens commercial et économique. Dans le monde réel, en revanche, l’origine des investissements étrangers reste un sujet ultrasensible, dans lequel la politique reprend tous ses droits. Les mésaventures de l’Usaid en Russie sont, bien sûr, éminemment politiques - il n’était d’ailleurs pas question de commerce. En donnant son congé à l’Usaid, la Russie a souligné qu’elle était désormais un pays "mûr", qui n’a plus besoin d’aide au développement. Argument intéressant, si on le rapporte à l’affaire du fonds qatari : personne ne contestera à la France sa "maturité", et qui aurait parié qu’elle ait besoin d’aide au développement ? Apparemment, le Qatar.

La génèse du dossier est instructive. En novembre 2011, à l’initiative du très actif ambassadeur du Qatar à Paris, Mohamed Jaham Al-Kuwari, dix représentants de l’Association nationale des élus locaux pour la diversité (Aneld) passent une semaine dans l’émirat. Ils y sont reçus comme des émirs, si l’on en croit le récit fait par l’un d’eux, Mohamed Hakkou, élu sans étiquette de Gonesse (Val-d’Oise) sur le site SaphirNews, y compris par l’émir lui-même, qui les invite à déjeuner.

Le 8 décembre, l’ambassadeur Al-Kuwari annonce à Paris la création d’un fonds de 50 millions d’euros pour soutenir les projets d’entreprises privées nés dans les banlieues. Il sera géré par le Qatar, qui met sur pied "une équipe de professionnels" à l’ambassade pour sélectionner les candidatures transmises par l’Aneld.

L’initiative soulève une première vague de critiques, de la part de Marine Le Pen, mais aussi à gauche. Le ministre de l’intérieur, Claude Guéant, lui, s’en félicite et considère que "tous les crédits sont bons à prendre dès lors qu’ils ne s’accompagnent pas d’exigences particulières". A vrai dire, personne ne sait si le Qatar a des "exigences particulières". C’est la première fois qu’un Etat étranger, hors Union européenne, finance une politique publique en France.

Ce que l’on sait, c’est que le petit émirat est plutôt bien vu dans les banlieues, parce qu’il a racheté le PSG, mais aussi parce que Al-Jazira y est populaire. La chaîne a acquis les droits audiovisuels de la Ligue des champions pour la France. Le Qatar a aussi créé, en 2011, le Prix Richesse de la diversité, qui a déjà récompensé une cinquantaine de personnes et associations. "Les Français d’origine arabe, explique l’ambassadeur Al-Kuwari, peuvent nous aider dans notre partenariat avec la France", un pays "stratégique" pour le Qatar.

Le projet est sagement mis en veilleuse pendant la campagne présidentielle. Le 6 mai 2012, François Hollande est élu. Le 7 juin, il reçoit le premier ministre du Qatar à l’Elysée. Le 22 août, il reçoit l’émir, Cheikh Hamad Ben Khalifa Al-Thani. C’est que les deux pays, désormais, sont liés, au-delà de la relation personnelle qu’entretenaient l’émir et l’ex-président Nicolas Sarkozy. Doha a beaucoup coopéré sur la Libye, la guerre fait rage en Syrie. La France est devenue le premier fournisseur de l’armée du Qatar. Total occupe une position de premier plan dans l’émirat.

M. Hollande a perçu la dimension sulfureuse de ce fonds dans le contexte politique actuel. L’idée prend forme de le diluer dans un fonds franco-qatari pour aider les PME, dans lequel la France mettra 50 autres millions d’euros, et qui sera confié au ministère du redressement productif. Exit l’"équipe de professionnels".

Comme l’Etat n’a pas forcément 50 millions sous la main, on "sollicitera des entreprises qui ont des intérêts au Qatar" - Christophe de Margerie, le PDG de Total, mettra bien la main à la poche... Et pour faire bonne mesure, le fonds ne sera pas consacré aux banlieues, mais aux "territoires déshérités", ruraux compris. Sur son site, l’Aneld accuse le ministre Arnaud Montebourg de "hold-up" et affirme que le fonds pourrait bénéficier à la Banque publique d’investissement, qui se passerait sans doute d’une nouvelle polémique. On en est là. Soucieux de "boucler politiquement l’affaire", M. Montebourg a pris soin de n’annoncer aucun calendrier.

Que nous dit cet épisode ? Il nous renvoie, d’abord, à l’échec de l’intégration des banlieues. Comme le souligne Mohamed Hakkou dans son récit, "l’identité arabe de jeunes Français issus de l’immigration est vécue ici comme un atout quand elle est malheureusement perçue comme une tare en France". Autrement dit, si les entrepreneurs en herbe des banlieues pouvaient percer normalement en France, ils n’iraient pas chercher de l’aide dans le Golfe. Il dément, ensuite, Claude Guéant : politiquement, il y a crédits et crédits. D’autres pays s’intéressent aux talents de nos banlieues - les Etats-Unis, la Suède, qui a lancé en Seine-Saint-Denis son programme associatif YUMP (Young Urban Movement Project), destiné aux jeunes entrepreneurs. Mais ils le font en toute transparence. Le Qatar n’est ni un modèle de transparence ni un modèle social.

Il nous dit, enfin, que ces frictions vont se multiplier. Gigantesques, les fonds souverains des pays émergents ou pétroliers cherchent des débouchés au moment où nos pays cherchent, eux, des solutions à la crise de la dette et au chômage. Il faut apprendre à prévenir ces tensions, à distinguer les craintes légitimes d’interventionnisme ou d’incompétence et les fantasmes ou les susceptibilités nationales mal placées.

A Toledo, le "China bashing" des candidats n’a pas ébranlé les invités chinois. "C’est juste la campagne électorale", a dit au Toledo Blade l’envoyé spécial du Quotidien du peuple, Wu Yun, comme s’il était lui-même un vieux routier de cet exercice. Wu Yun a trouvé Toledo moins "vibrante" que Pékin et New York. "Mais avec un peu d’investissement, ça devrait s’améliorer." On compte sur lui !

kauffmann@lemonde.fr

Sylvie Kauffmann (L’air du monde)

Source : LeMonde.fr