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« Timbuktu » : face au djihadisme, la force de l’art

lundi 23 février 2015


L’extension du domaine djihadiste depuis une quinzaine d’années met à mal l’idée qu’on se fait de l’humanité. On a, à ce titre, longtemps attendu le film qui prendrait la mesure artistique – et non seulement sociologique, politique ou spectaculaire – de ce phénomène des confins. L’œuvre qui remplirait la gageure de faire esthétiquement exister une manifestation aussi peu soucieuse, elle, des représentations de l’humanité.

Vieux dilemme de l’art confronté à la monstruosité. Comment la saisir sans la trahir ou se trahir soi-même ? Comment la restituer sans s’y abîmer ? Comment la transmettre sans l’édulcorer ? Peu d’œuvres y seront parvenues, quel que soit le nom dont le crime se pare devant l’Histoire : la loi dans Antigone (Sophocle), la guerre dans Les Désastres de la guerre (Goya) ou Guernica (Picasso), le génocide dans Shoah (Claude Lanzmann) ou S21 (Rithy Panh), l’humiliation dans Chronique d’une disparition (Elia Suleiman).

Ce grand film de l’horreur djihadiste, le voici donc sur les écrans avec Timbuktu, d’Abderrahmane Sissako. Un mot de l’auteur. Mauritanien d’origine, élevé au Mali, formé au cinéma en Union soviétique, installé à Paris, Sissako n’accroche que quatre longs-métrages – La Vie sur terre (1998), En attendant le bonheur (2002), Bamako (2006) et Timbuktu (2014) – à une carrière inaugurée en 1989. Quand on sait l’immense talent qui est le sien, un constat aussi parcimonieux fait enrager. Le côté positif, c’est que chacun de ses films est comme le concentré d’un long mûrissement qui infuse dans votre tête de manière inoubliable. Cela tient à la manière qu’a Sissako de filmer le monde, nouant image et récit en une cristalline dentelle tendue au-dessus de l’abîme. Déchirante force de ce cinéma, qui tient dans sa fragilité. Terrassante beauté de ce cinéma, qui tient dans sa précarité. Il en va ainsi de Timbuktu, qui ajoute à une exceptionnelle qualité artistique les résonances funestes de l’actualité.
Intelligence et beauté

Nous sommes à Tombouctou, au Mali. Selon toute vraisemblance, l’action se déroule entre l’été 2012 et le début de l’année 2013, période durant laquelle une coalition de groupes salafistes (AQMI, Ansar Eddine…) s’empare du Nord-Mali et par conséquent de la « Perle du désert », Tombouctou. Ces forces y ont supplanté le MNLA, mouvement insurrectionnel touareg qui avait pris la ville en avril, et en seront elles-mêmes chassées par les armées française et malienne en janvier 2013. Ces quelques mois auront permis aux islamistes radicaux d’imposer la charia, de brûler les mausolées des saints et des manuscrits précieux, de faire régner la terreur et de se livrer aux pires exactions au nom de la foi.

Le metteur en scène nous expose à cet état d’exception par deux voies parallèles qui finissent par se croiser tragiquement. La mainmise des islamistes sur la ville telle un grand éteignoir. Le destin d’une lumineuse famille touareg vivant à ses abords, dont l’homme sera condamné à mort pour avoir tué accidentellement un pêcheur. Et voilà tout. Le reste n’est qu’intelligence et beauté. Intelligence de la représentation des bourreaux, moins diabolisés (ce qui reviendrait à dire divinisés) que remis à leur place d’hommes. Grotesques, cyniques, hypocrites. Sourds et aveugles au mal qu’ils commettent.

Le fanatisme comme registre terrifiant de la bêtise. Et la bêtise comme intarissable et universelle source d’humour : l’ex-rappeur belge qui ramène au gag tous ses essais de vidéo propagande  ; l’homme au mégaphone qui tourne en ville, égrenant tant et si bien les interdits qu’il ne sait plus quoi interdire ; le croyant qui clope en cachette ; le groupe de djihadistes français qui s’écharpent sur Zidane ou Messi. Mais, sous l’humour, l’horreur tapie vous saute à la gorge lorsqu’on fouette au sang une jeune femme surprise à chanter, lorsqu’on lapide un couple coupable d’on ne sait quoi, lorsqu’on tue avec le sentiment du devoir un père de famille innocent.
Un bouquet de réminiscences

Face à ce cloaque de l’idiotie et de la terreur rayonne la beauté de ceux qu’on écrase et qui résistent par l’esprit : Kidane et Satima, ce couple touareg à la dignité et à la grâce éclatantes, qui regarde la tête haute ses oppresseurs, cette possédée vaudou qui insulte les empêcheurs de tourner en rond, ces adolescents qui jouent un match de foot sans ballon, cet imam qui rappelle courageusement les valeurs de tolérance de l’islam.

On reprochera à tort au réalisateur ce qui pourrait apparaître comme un manichéisme. L’enjeu plastique du film recouvre sa dimension morale : les bourreaux sont laids parce qu’ils ne savent rien faire d’autre qu’insulter et détruire la beauté du monde et des hommes. Les victimes sont belles parce qu’elles sont la protestation vivante, incarnée, contre cet assèchement délibéré, sans doute désespéré, de la vie. Voyez la séquence d’ouverture, qui dit tout. Travelling latéral sur une gazelle qui vole silencieusement au-dessus de la terre, puis le son éclate sur ses poursuivants armés qui vocifèrent et la visent depuis des trucks lourdement équipés.

De quel côté vous rangez-vous ? Sans grands discours, l’affaire se joue physiquement, pour l’essentiel au niveau du cadre. Légitime est ce qui contribue à le rendre habitable, harmonieux, partageable. Illégitime est ce qui l’obstrue, le force, lui fait violence. C’est tout simple. Dans un film qui tend à ce point vers la douceur et l’équilibre, les brutes s’excluent d’elles-mêmes du paysage. Le Dieu du cinéma les vomit. Il bénit en revanche Sissako, qui fait exploser dans ce film à tableaux couleur de sable tout un bouquet de réminiscences. Sergio Leone (duel au soleil en plan lointain), Jacques Tati (mégaphone crachotant des consignes incompréhensibles), Djibril Diop Mambety (le motard masqué et vengeur), Jean Rouch (la sorcière au poulet du fleuve Niger). Autant d’esprits tutélaires qui éclairent là où le monde s’enténèbre.

Source : Le Monde (France)

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