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En Mauritanie, la bombe à retardement de la ségrégation raciale

vendredi 10 mars 2023


Témoignages · En dépit de quelques progrès juridiques accomplis pour tenter de lisser les clivages ethniques en Mauritanie, une crise identitaire et de lourdes inégalités sociales et économiques fracturent le pays. Rencontre avec deux figures de la défense des droits humains pour qui cette ségrégation contre les populations noires ne pourra pas durer indéfiniment.

« Ce qui se passe en ce moment même en Tunisie à l’égard des Africains noirs, nous l’avons ici en permanence depuis des décennies, entre citoyens d’une même république ! » Cette remarque acerbe d’un jeune étudiant de l’université de Nouakchott claque comme un avertissement. Car si le sujet reste tabou pour les autorités, beaucoup de Mauritaniens s’interrogent ouvertement : la République islamique de Mauritanie (RIM) est-elle en train de se fissurer sous la pression d’une gestion ségrégationniste de ses communautés noires ? Deux anciens hauts fonctionnaires mauritaniens, devenus militants des droits humains, livrent leur analyse sur cette question centrale au « pays des Maures ».

L’un est noir de peau, originaire du sud de la Mauritanie, non loin de la vallée du fleuve Sénégal, les terres ancestrales des populations afro-mauritaniennes. L’autre a le teint clair, il est né dans une région du Centre, et est issu d’une vieille famille arabo-berbère. Le premier s’appelle Mamadou Moctar Sarr, 80 ans, le second Mine Ould Abdoullah, 74 ans. Dans les années 1960-1980, tous deux ont occupé des hautes responsabilités au sein du jeune appareil d’État mauritanien avant de rejoindre, l’un comme l’autre, au milieu des années 1980, les rangs alors clairsemés des organisations des droits humains.

MAMADOU MOCTAR SARR. « LES DISCRIMINATIONS ÉTAIENT INCESSANTES »

En dépit de son âge avancé, Mamadou Moctar Sarr n’a rien perdu de sa vivacité d’esprit. Entouré des nombreux dossiers entassés sur sa table, les mains agiles, il reçoit, au cœur de Nouakchott, dans son modeste bureau du Forum des organisations nationales des droits humains en Mauritanie (Fonadh), dont il est le secrétaire exécutif depuis de longues années. En quelques minutes, la voix ferme et le visage crispé, il dénoue les fils de son parcours : des études de travaux publics au Mali, au début des années 1960, qui lui permettent d’épouser la profession de géomètre et de devenir chef de division au sein du ministère de l’Équipement et des Transports de Mauritanie. Puis de nouvelles études en France, comme boursier, à Vincennes, d’où il sort ingénieur urbaniste. De retour au pays, en 1980, ses nouvelles compétences lui valent cette fois le titre de directeur de l’Habitat et de l’Urbanisme et de directeur de la Topographie. Des fonctions qui l’amènent notamment à tracer les contours de ce qui va devenir la frontière officielle entre la Mauritanie et l’Algérie.

1980, c’est aussi l’année où ce haut fonctionnaire décide de devenir syndicaliste, pour finalement prendre assez vite la tête du Syndicat national des travaux publics et du bâtiment (SNTPB). « C’est une époque où tout était mal organisé et où les droits des travailleurs de ces secteurs n’étaient pas du tout respectés », se souvient-il, avant d’en venir à l’essentiel de ce qui va devenir le grand combat de sa vie. « Les discriminations à l’égard des populations négro-mauritaniennes étaient alors incessantes, explique-t-il. Depuis le début des années 1960, le tout jeune État mauritanien a procédé à une arabisation systématique du pays orchestrée par les dirigeants maures : langue arabe imposée comme « nationale » dans les Constitutions d’avant 1991, un seul ministre noir dans le gouvernement de 1960, l’armée progressivement monopolisée par les élites arabes, des écoles clivées par les préférences et la hiérarchie ethniques… Alors que les Afro-Mauritaniens ont, pendant des décennies, dirigé et administré ce pays, ils ont progressivement été marginalisés et brutalement mis à l’écart »1. Arrestations, expulsions du pays, meurtres : « Le pouvoir central nous a pourchassés alors que - faut-il le rappeler ! -, ce sont les Noirs et leurs cadres et intellectuels qui ont construit ce pays, avant même qu’il n’accède à son indépendance ».

En 1989, pour des raisons à la fois ethniques et politiques, Mamadou Moctar Sarr est déporté de Mauritanie comme des milliers d’autres Noirs. Cet exil forcé va durer huit ans et donner naissance au Regroupement des victimes des événements 89/91 (Reve), un collectif au Sénégal, en 1990, et qui poursuit son combat, aujourd’hui encore, au nom du « passif humanitaire » (demande d’indemnisation des biens perdus et confisqués, réparations foncières, restitution des corps des disparus, etc.), une thématique défendue par diverses associations en Mauritanie. En 2000, trois ans après son retour au pays, Mamadou Moctar Sarr fonde le Fonadh, qui fédère pas moins de dix-sept organisations. « Avec ce Forum, nous étions précurseurs et nous avons balisé le terrain pour d’autres par la suite. Nos thématiques de lutte furent (et sont) plurielles, indique le militant, même si nous avons d’emblée été les bêtes noires des régimes, mais sans jamais baisser les bras. »