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Kinross en Mauritanie : « Cette enquête pourrait devenir une histoire judiciaire exemplaire »
samedi 19 décembre 2015
La justice canadienne examine un rapport qui fait office de plainte détaillant, preuves à l’appui, les liens de corruption entre le géant minier canadien Kinross et les cercles des pouvoirs mauritanien et ghanéen.
Début décembre, l’ONG canadienne Mining Watch, spécialisée dans la veille des activités minières, et l’association française Sherpa, qui œuvre pour protéger les populations victimes de crime économique ont remis leur étude à la section des investigations internationales de la gendarmerie royale du Canada. Le gendarme de la Bourse américaine, la Securities and Exchange Commission (SEC) enquête déjà depuis une année.
Pour William Bourdon, président et fondateur de Sherpa, ce dossier, qui impliquerait directement le président mauritanien, Mohamed Ould Abdel Aziz, est exemplaire pour illustrer la collusion entre des Etats et des grands groupes.
Pourquoi avez-vous décidé de judiciariser ce dossier au Canada en déposant un rapport à la gendarmerie royale ?
William Bourdon Le dépôt de ce rapport est le fruit d’une collaboration entre Mining Watch et Sherpa. Ces deux organismes ont mené une enquête minutieuse qui a permis de réunir des indices convaincants sur une possible relation corruptive d’ampleur entre une grande entreprise minière canadienne, Kinross, et des régimes africains, en l’occurrence la Mauritanie et le Ghana.
Le caractère inédit de cette enquête est la convergence d’indices provenant de sources diversifiées permettant de percer un entrelacs de mécanismes d’évaporation de richesses à travers de la corruption, des appels d’offres douteux, de la surfacturation… Or, depuis des dizaines d’années, la société civile africaine se heurte à une loi d’airain d’impunité quasi absolue d’une double oligarchie : les autocrates et les multinationales étrangères. On retrouve ces mécanismes sophistiqués de ces deux acteurs dans le cas de la société minière canadienne Kinross, en Mauritanie.
Je crois que les yeux des citoyens africains se sont dessillés sur ce cancer pour la démocratie qu’est la corruption, tant elle est source d’atteintes multiples aux libertés. Cette enquête assez unique par son ampleur, me semble-t-il, vient apporter un élément majeur à la compréhension de ces mécanismes.
Quels sont les éléments vous permettant d’affirmer qu’il y a un lien de corruption entre Kinross et le pouvoir mauritanien ?
Selon des éléments probants réunis par les ONG, il existe un pacte protéiforme qui assure à Kinross une pérennité en Mauritanie, des dispositions très avantageuses et, au clan présidentiel, des moyens de paiement très importants.
Le président est-il directement cité dans le rapport remis aux autorités canadiennes ?
Il est rare que, dans un dossier judiciaire, autant d’indices mettent en cause le président lui-même comme un acteur au cœur du dispositif de corruption. Les informations reçues et réunies par les ONG démontrent que ce processus corruptif s’est accéléré et renforcé ces deux dernières années alors même que, selon un article du Monde Afrique daté du 4 octobre, le gendarme de la Bourse américaine, la Security Exchange Commission (SEC) conduirait en ce moment une enquête. De par la très grande variété d’outils utilisés, on est dans de la haute couture. De quoi faire, si l’enquête l’établit, un manuel de l’anti-corruption d’Etat avec des grands groupes.
Quel est l’enjeu de cette procédure quand les grands groupes multiplient les engagements éthiques en matière de développement durable et de lutte contre la corruption ?
Alors même que les travaux de la COP21 viennent de s’achever, on se doit de souligner le grand écart entre les engagements éthiques de certains de ses acteurs, notamment pétroliers et miniers, tandis qu’ils affinent leurs techniques de corruption à travers des circuits financiers sophistiqués. Ce sont celles-ci qui permettront, dans certains cas, de contourner les engagements pris pour lutter contre le réchauffement climatique. Ces engagements n’auront de portée que s’ils sont suivis de lois contraignantes et dissuasives. Sinon, le spectacle et l’étalage des richesses par certains clans au pouvoir ne font que renforcer les inégalités et les colères. Ces logiques de prédation renforcent l’insécurité.
Pourquoi cette enquête impliquant une société canadienne et le régime mauritanien a-t-elle été menée en collaboration avec Sherpa depuis Paris ?
J’ai créé Sherpa comme un réseau international, car je pense que le XXIe siècle sera celui de l’érosion de l’impunité des grands acteurs économiques et politiques. On a travaillé sur la Mauritanie comme sur d’autres pays africains ou occidentaux. Cette enquête nous a menés vers Toronto, siège du groupe Kinross. Et puis le travail d’investigation de journalistes français a motivé des lanceurs d’alerte qui se sont tournés notamment vers Sherpa pour partager leurs informations.
Le rapport que nous avons déposé aux autorités canadiennes pourrait bien amener à un dialogue avec la SEC. Nous l’espérons, car la coopération est indispensable pour lutter contre les réseaux de cette ampleur. Par ailleurs, cette enquête pourrait s’internationaliser et devenir une histoire judiciaire exemplaire révélant toute une palette d’outils employés pour opacifier les flux financiers. Des acteurs français, allemands, pourraient aussi être concernés par cette procédure. Le siège Afrique de la société minière Kinross étant à Las Palmas, une demande d’entraide judiciaire européenne pourrait être envisagée, de même que la saisie du parquet anti-corruption espagnol.
Source : Journal Le Monde (France)