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Kinross en Mauritanie : « Le niveau de corruption devenait ubuesque »

jeudi 10 décembre 2015


« Je faisais tout pour bloquer les paiements aux officiels. Mais les versements étaient effectués dès que je partais en déplacement. » Ancien employé de Kinross Gold Corporation, ce témoin qui a souhaité conservé l’anonymat, n’ignore rien des manœuvres et arrangements réalisés dans son dos pour rétribuer des proches du régime mauritanien et ghanéen. Dans ces pays, le géant minier canadien, coté aux Bourses de Toronto et de New York, exploite depuis 2010 deux importantes mines d’or en usant de méthodes très particulières.

L’employé se souvient d’un dialogue surréaliste, sur le tarmac de la mine de Tasiast, nichée dans les sables de Mauritanie, entre un cadre du cinquième producteur d’or au monde et un gendarme mauritanien zélé qui lui refuse l’accès à l’avion faute de billets. « Le responsable juridique de Kinross Gold Corporation en Mauritanie a très sérieusement émis l’idée de créer avec le gendarme une joint-venture pour créer une petite compagnie aérienne. » Pas étonnant que Kinross Gold Corporation se retrouve dans le viseur des autorités américaines et, désormais, canadiennes.

Un nouveau front judiciaire s’est en effet ouvert pour la compagnie. Dans son pays, cette fois, où se trouve son siège social. Selon les informations du Monde Afrique, la section des investigations internationales de la Gendarmerie royale du Canada a été destinataire, début décembre, d’un rapport circonstancié sur les activités du géant minier en Afrique. Le document est le fruit de la collaboration entre l’ONG canadienne Mining Watch, spécialisée dans la veille des activités minières, et l’association française Sherpa, qui œuvre pour protéger les populations victimes de crime économique. Contactées, les deux organisations ont confirmé la remise de ce document qui fait office de plainte. L’étude minutieuse de 37 pages reprend les accusations émises par un lanceur d’alerte, probablement un employé de Kinross Gold Corporation, et pointe avec force détails les arrangements entre le géant minier et les cercles de pouvoir mauritanien et ghanéen.
« Payés pour faire semblant »

Déjà aux prises avec une enquête de la Securities and Exchange Commission, le gendarme de la Bourse américaine (SEC), et du département de la justice, le géant minier doit répondre de graves soupçons de corruption. L’enquête, débutée en 2014, insiste notamment sur les relations étroites du groupe canadien avec le régime du président mauritanien Mohamed Ould Abdel Aziz, et avec des officiels ghanéens. Marchés baroques accordés à des sociétés proches des autorités, versements indus à des fonctionnaires et à des officiels en vue d’obtenir les bonnes grâces des autorités, la liste des griefs que la SEC entend éclaircir n’est pas anodine. Elle illustre quasiment point par point les pratiques interdites par le Foreign Corrupt Practice Act, une loi fédérale américaine de 1977. Et son équivalent canadien, le Corruption of Foreign Public Official Act de 1998.

« Kinross continue de coopérer à une enquête de la SEC et du ministère de la justice américain, et n’a pas identifié de problèmes que l’entreprise croit susceptibles d’avoir un effet négatif sur sa position financière ou sur ses opérations », se défend le groupe minier dans une lettre adressée fin novembre au Monde Afrique.

La société assure en effet n’avoir été alerté de possibles malversations dans ses activités africaines qu’en 2013, et avoir aussitôt lancé un audit interne quant au fonctionnement de ses mines de Tasiast en Mauritanie et de Chirano au Ghana. Toutefois, les témoignagnes récemment recueillis par le Monde Afrique nuancent cette prise de conscience.

La plupart des récits émanent d’anciens employés du groupe qui parlent sous couvert d’anonymat, certains se sentant menacés ou espionnés. « Dès 2012, nous avons alerté nos supérieurs pour leur signaler les dysfonctionnement de la mine de Tasiast, précise un ancien du département juridique chargé de la lutte contre la corruption. Le personnel de la mine nous disait avoir les preuves de la corruption. Nous en avons référé à la direction du groupe. » Pour seule réponse, ce cadre recevra un coup de fil d’un chasseur de têtes extérieur lui annonçant qu’un poste se libère à Kinross Gold Corporation. Le sien. Un message clair. « J’ai rarement vu une direction aussi négligente et aussi peu intéressée par nos activités. On se demandait si on était pas payés pour faire semblant », ajoute cet ancien juriste de Kinross Gold Corporation.
« Des cadeaux à des associations »

A Las Palmas, l’une des îles des Canaries où est basée la direction Afrique de Kinross Gold Corporation, régnait une ambiance délétère. « Tout était cloisonné et des contrats léonins étaient passés avec des hommes d’affaires très proches du président mauritanien surfacturant des locations de matériels et de services », se souvient Ethman Cissé, ancien employé mauritanien du service « contrats » du groupe. « De toute façon dès qu’on demandait un contrat, ils refusaient de nous le donner. Et le niveau de corruption en devenait ubuesque », relève un ancien du service juridique.

Les cadres avaient de moins en moins besoin de se déplacer en Mauritanie ou au Ghana, leurs partenaires venaient à eux. Ou plutôt dans les bureaux du groupe installés dans un immeuble aussi moderne qu’agréable de Las Palamas, non loin du bord de mer. Les dignitaires du régime, à l’instar de Melaïnine Ould Tomy, homme d’affaires et intime du président mauritanien ont fréquemment été reçus au palace Santa Catalina. Décrit comme « un homme très fin intellectuellement et discret », M. Ould Tomy fait aussi fonction de vice-président de la mine d’or de Tasiast exploitée par Kinross Gold Corporation.

Quant aux dirigeants du géant minier, ils ne s’embarrassaient pas de précautions. « Au moment où le gouvernement mauritanien nous a demandé de régler des factures fiscales, ils ont tout simplement répondu qu’ils feraient des cadeaux à des associations proches du pouvoir pour régler le différend. »

Un peu plus au Sud, la situation était à peine différente, à en croire l’un des responsables de la mine de Chirano, au Ghana. « Kinross ne veut pas entendre parler de corruption, c’est un sujet tabou qui malheureusement existe. La direction était au courant. Il détestait qu’on leur rapporte un problème, surtout si c’était un problème de corruption ou de fraude interne », résume un ancien cadre.

Une seule chose comptait : produire un maximum d’onces d’or, quels que soient les moyens utilisés, se souviennent à l’unisson les anciens cadres. Des pratiques désormais examinées par les enquêteurs de la justice américaine et canadienne.

Source : "Le Monde" (France)