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Mauritanie : « Il y a moins d’esclaves ici que chez certains de nos voisins »

mercredi 3 février 2021


Le président de la Commission mauritanienne des droits de l’homme, Ahmed Salem Bouhoubeyni, revient pour JA sur son action contre l’esclavage.

Bien qu’officiellement interdit depuis 1981, l’esclavage en Mauritanie demeure un phénomène persistant, pour lequel le pays est régulièrement dénoncé par les organisations internationales et les ONG. Problème : aucun chiffre fiable sur cette survivance n’a jamais été fourni, les estimations des ONG mauritaniennes ou internationales variant de 43 000 à 800 000 personnes asservies, pour une population estimée à 4,4 millions d’habitants.

Dans l’entretien qu’il a accordé à Jeune Afrique, Ahmed Salem Bouhoubeyni, président de la Commission nationale des droits de l’homme (CNDH), explique comment il veut en finir avec la controverse – « stérile » selon lui – entre ceux qui ferment les yeux sur le phénomène et ceux qui l’exagèrent. Ancien bâtonnier de l’ordre des avocats et ex-président du Forum national pour la démocratie et l’unité (FNDU, opposition radicale), il entend fédérer toutes les associations autour du slogan « Esclavage : tolérance zéro », en profitant d’une meilleure écoute du pouvoir politique, lequel a lancé, fin 2019, une délégation générale à la solidarité nationale et à la lutte contre l’exclusion (Taazour).

Jeune Afrique : Quelle est la réalité du phénomène de l’esclavage en Mauritanie ?

Ahmed Salem Bouhoubeyni : Pour sortir du débat stérile entre ceux qui nient le phénomène et ceux qui l’amplifient, au risque de faire de leurs dénonciations non argumentées un fonds de commerce, la CNDH a organisé des « caravanes des droits de l’homme » à travers le pays, dès la fin de 2019, dans le but d’alerter les populations et les autorités sur les cas éventuels. Nos slogans étaient « Esclavage : tolérance zéro » et « Esclavage : tournons la page ».

Nous avons invité toutes les organisations nationales et internationales à nous accompagner. Plusieurs associations crédibles nous ont répondu favorablement, dont l’Initiative pour la résurgence du mouvement abolitionniste, SOS Esclaves, le Flambeau de la liberté, la Fondation Sahel et l’Agence allemande de coopération internationale. Nous avions aussi alerté les corps diplomatiques. Nul n’a pu mettre en doute notre impartialité dans cette lutte contre ce crime contre l’humanité.

Quelles sont vos conclusions ?

Des cas anciens d’esclavage à Néma ont fait l’objet d’un procès au mois de novembre 2019, lors duquel onze personnes ont été condamnées à de lourdes peines. Deux cas présumés ont été soumis à la Commission à Sélibaby, mais il s’est avéré qu’il ne s’agissait pas d’esclavage, mais de travail d’enfants. Nous n’avons pas trouvé les 800 000 esclaves dont parlent certains. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y en a pas, mais qu’on ne dise plus que la Mauritanie est le pays où il y en a le plus.

Estimez-vous injustifiée la stigmatisation dont souffre la Mauritanie dans ce domaine ?

Il y a moins d’esclaves chez nous que chez certains de nos voisins, car notre arsenal constitutionnel, législatif, réglementaire et judiciaire pour combattre ce crime est complet. Nous disposons par ailleurs de tribunaux spéciaux, alors qu’il n’y a par exemple même pas d’incrimination pénale de l’esclavage au Mali. Et comment faut-il qualifier les 150 000 enfants talibés qui mendient au Sénégal ? Évidemment, notre dispositif a des insuffisances, mais nous nous efforçons de les corriger.

Entre les composantes beydanes [« Maures blancs »], haratines [descendants d’esclaves] ou négro-mauritaniennes de votre société, l’une d’entre elles est-elle plus coutumière de l’esclavage ?

Toutes sont concernées.

Combien de dossiers sont en cours d’instruction et dans quelles régions ?

Nous faisons tout pour faire avancer les 22 ou 23 dossiers en cours à Nouakchott, Nouadhibou, Sélibaby ou Néma.

Vous préoccupez-vous aussi de ce qu’on appelle « les séquelles de l’esclavage » ?

L’esclavage a été douloureux, mais les descendants de ceux qui en ont souffert ont toujours du mal à accéder à leurs droits économiques et sociaux. Ils sont souvent privés d’éducation, d’accès à l’eau, d’emploi ou de prêts. Certains se trouvent contraints de louer le travail de leurs enfants pour survivre. Nous signalons à l’organisme officiel Taazour, qui lutte contre la pauvreté, les cas des plus défavorisés que nous découvrons à l’occasion de nos investigations afin de bien orienter ses actions.

LE GOUVERNEMENT MAURITANIEN SUIT NOS CONSEILS, MAIS NOUS CONSERVONS NOTRE INDÉPENDANCE

La grande difficulté de certains exclus à obtenir une carte d’identité fait-elle partie de vos préoccupations ?

Nous avons mis sur pied, avec l’agence de l’état civil, un système d’alerte. Nous avons informé la diaspora [essentiellement les Mauritaniens réfugiés au Sénégal après les affrontements sénégalo-mauritaniens dans les années 1980 et 1990] de sa création : nous sommes en mesure de répondre dans les 48 heures à toute question concernant un dossier d’enrôlement [dossier destiné à prouver une identité mauritanienne]. L’état civil est un droit prioritaire dans un État de droit.

Votre combat commence à être mieux reconnu par les instances internationales et notamment à Genève, où la Commission fait désormais partie de l’Alliance mondiale des institutions nationales pour la protection des droits de l’homme…

Le gouvernement mauritanien suit nos conseils, mais nous conservons notre indépendance. Cette indépendance et notre action sur le terrain nous ont valu de passer, le 28 décembre, de la catégorie B d’observateurs à la catégorie A de membres à part entière de cet organisme mondial essentiel, avec droit de parole, droit de vote et droit d’être élus dans les différentes instances.

Quels sont vos projets ?

Nous avons créé une coalition qui mène ses propres investigations et qui rédige des conclusions argumentées. Dans cette coalition, nous ont rejoints le Forum des organisations de défense des droits humains et l’Association mauritanienne des droits de l’homme. Le Haut-commissariat des Nations unies aux droits de l’homme nous a également apporté son soutien technique sous forme de formations. Nous appelons Human Rights Watch, Anti-Slavery International ou Amnesty International à nous rejoindre. Que les ONG nous signalent le moindre cas et nous enquêterons pour qu’il soit traité par les autorités avec le maximum de célérité, s’il est prouvé.

Source : Jeune Afrique