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Médias : le vrai combat en Mauritanie est économique

vendredi 25 mai 2018


Par : Mohamed Fall Ould Oumeir, journaliste mauritanien

Chacun connait l’expression Jeter le bébé avec l’eau du bain ! Alors oui, ici à Nouakchott comme ailleurs dans le monde, l’idéal de la presse libre est encore un horizon. Au jour le jour, nous poursuivons la quête inlassablement. Pourtant, la Mauritanie accuse un recul de 17 points dans le dernier classement mondial de la liberté de la presse récemment établi par Reporters sans frontières.

Pour justifier ce classement, l’organisation rappelle notamment l’adoption d’un projet de loi « qui punit de la peine de mort l’apostasie et le blasphème, même en cas de repentir ». L’affaire Mohamed Mkheitir a produit son effet : ce jeune blogueur a été condamné à deux ans de prison en appel, après une première condamnation à la peine capitale, ceci pour avoir publié un billet jugé blasphématoire. On peut dire que la gestion de ce dossier a été frappée de graves maladresses. Sous la pression populaire, les forces vives du pays ont été tétanisées et incapables de réaction modérée. Même les partis politiques les plus progressistes n’ont pas osé dénoncer la situation ou prendre une position sans équivoque.

« L’esclavage, pratique illégale mais toujours en vigueur dans le pays, est un sujet très sensible qui entraîne parfois l’expulsion de journalistes étrangers », ajoute l’ONG. Il s’agit là du cas de Seif Kousmate, un photojournaliste franco-marocain selon RSF entré clandestinement en Mauritanie et qui voulait en sortir tout aussi discrètement. Interpellé à la frontière avec le Sénégal alors qu’il s’apprêtait à la traverser, on sait peu de choses de ses objectifs et de ses employeurs ou commanditaires. La question de l’esclavage est effectivement au centre de controverses multiples. Mais il est courant de voir des journalistes étrangers venir enquêter sur cette thématique sans que cela ne pose problème. Les Mauritaniens supportent d’ailleurs souvent la répétition de clichés - savamment entretenus par des ONGs locales ou des partis politiques qui en ont fait des fonds de commerce - qui ignorent les réalités complexes de la société mauritanienne. Notre société encore traditionnelle est « castée », avec des hiérarchies admises et intériorisées par l’immense majorité de la population, comme dans d’autres pays de la sous-région. Parler d’esclavage « moderne » relève d’une méconnaissance de la Mauritanie. Cet abus de langage crispe et « hystérise » le débat et empêche de lutter contre le vrai sujet : mettre de l’égalité dans les relations entre individus dans une société traditionnelle.

Dans ce classement RSF, la Mauritanie voisine des pays comme le Cameroun ou la République démocratique du Congo qui connaissent de fréquentes coupures d’internet, des agressions et des arrestations de journalistes, et d’autres qui ont pu échapper récemment à des régimes coercitifs (Zimbabwe, Angola, Gambie...). Rien de tout cela n’existe chez nous, ni « entraves à l’exercice du journalisme sur le terrain », ni impossibilité pour les journalistes « de remplir pleinement leur rôle et d’assurer une information indépendante, plurielle et libre », ni violences physiques, ni menaces proférées par des officiels.

Pendant ce temps-là, en Europe centrale, des pays mieux notés sont le théâtre d’exécution d’enquêteurs gênants (Jan Kuciak, Daphne Curuana Galizia). Pour le Premier ministre slovaque Robert Fico, les journalistes sont de « sales prostituées anti-slovaques » ou de « simples hyènes idiotes ». Une engeance que le président tchèque Miloš Zeman sait tenir en respect, comme lorsqu’il se présente en conférence de presse muni d’une Kalachnikov - heureusement factice - ornée de l’inscription « pour les journalistes ».

Depuis Nouakchott où je suis journaliste depuis une trentaine d’années, je sais de quoi je parle et d’où l’on vient. Ces scènes d’un autre âge sont inenvisageables. Induit par un véritable consensus national, le grand acquis démocratique de ces dernières années, tant aux yeux des décideurs que des opposants institutionnels, des acteurs étatiques et non étatiques, s’appelle la presse et sa liberté en progrès. Dépénalisation du délit de presse, garanties légales concernant notamment la protection des sources, la législation mauritanienne garantit aujourd’hui l’exercice du métier.

Le problème est en fait ailleurs et quand RSF évoque la fermeture de télévisions, l’ONG se trompe de combat. Ces télévisions n’ont pas été les victimes d’une volonté de censure mais d’un modèle économique fragile et non pérenne. Voilà la triste réalité.

Notre combat, pour nous les journalistes mauritaniens, est donc de travailler à une meilleure structuration économique de ce secteur vital pour l’expression démocratique. L’Etat et les grands groupes privés doivent se saisir de l’urgence en favorisant l’expression de médias indépendants, pilotés par des professionnels rémunérés, décemment et en transparence, par le public (lecteurs ou téléspectateurs), les annonceurs ou l’Etat via des subventions officielles votées par le Parlement. Plutôt que de voir disparaître les unes après les autres les chaînes de télévision, faute d’assise commerciale, nous avons besoin d’élaborer un modèle économique pour multiplier les canaux de diffusion d’une information objective et fiable. Au lieu de voir fleurir, comme les champignons après la pluie, des sites d’infos « low cost » mais peu crédibles et souvent obscurs.

Mohamed Fall Ould Oumeir, journaliste mauritanien